Het Franse Boek

 

avril 1927

René LALOU

 

     

     André Gide s'est décidé à publier cet hiver les trois premiers volumes de ses mémoires -- écrits dès 1919 et imprimés en 1924 -- sous un titre qu'il emprunte au verset de saint Jean : « Si le grain de froment ne meurt, après qu'on l'a jeté en terre, il demeure seul ; mais s'il meurt, il porte beaucoup de fruit ». Si le grain ne meurt contient à la fois un récit, une autobiographie, une interprétation de cette confession, l'analyse d'une passion tenue généralement pour anormale, enfin la révélation dune doctrine que l'on pourra juger évangélique ou hérétique. Par la variété de ces aspects aussi bien que par la conviction du narrateur, par la volonté de franchise et par le ton d'autorité qui règnent en cette vaste symphonie, l'oeuvre dépasse les cadres d'une littérature nationale. Elle doit être immédiatement portée, comme les Confessions [231] de Rousseau, devant un tribunal plus largement humain.

     Si le grain ne meurt offre d'abord une fresque, fresque sociale au moins par certains échos de nos querelles religieuses et de l'affaire Dreyfus ; plus encore par l'évocation du milieu protestant français avec ses rites et ses préjugés. André Gide y dénonce impitoyablement l'étroitesse d'une éducation dans cette bourgeoisie consciencieuse et fortunée ; il n'en pas trace pas moins de belles images du culte protestant à Uzès. Pour peindre sa famille, il aspire à la même impartialité : s'il ridiculise son oncle l'économiste, il consacre à la mort de sa mère quelques pages admirables en leur tragique sobriété. Ses portraits littéraires d'Heredia, de Régnier le réservé, de Viélé-Griffin l'impétueux, témoignent d'une cruelle clairvoyance. La première partie de ses souvenirs s'achève sur une description du milieu symboliste : ce chapitre forme une suite de tableaux piquants, voire épigrammatiques. Gide reproche à ses anciens compagnons leur mépris pour la vie, le manque de profondeur de leur pensée. S'il pousse la critique jusqu'à l'injustice, cela prouve surtout son besoin de se définir en réagissant contre son entourage. Et la rupture consommée plus tard ne l'a pas empêché d'évoquer tendrement son amitié avec Pierre Louÿs à l'École Alsacienne ; contre les travestissements de Lord Douglas, il apporte sa déposition de témoin dans l'éternel procès d'Oscar Wilde ; il sait honorer d'un digne hommage les êtres en qui son respect a reconnu des saints, M. de la Nux et Mallarmé. Il semble donc que son voyage à travers les hommes ait eu pour conclusion une enthousiaste découverte du particulier, de la diversité des morales, de la saveur originale des individus. Au terme du périple, il s'est mieux senti un « être de dialogue », intimement persuadé que même la plus ardente soif de vérité ne réussit jamais à nous rendre absolument sincères, que nous atteindrons peut-être ce but moins malaisément dans la création artistique (et spécialement dans le roman) que dans la confession publique.

     Cette loyale réserve ne doit pas nous inspirer de doutes sur sa véracité ; il nous commande seulement de la nuancer : « mon récit, annonce-t-il, n'a raison d'être que véridique. Mettons que c'est par pénitence que je l'écris ». Acceptons l'ironique boutade : nous verrons bientôt qu'il obéit à plusieurs motifs en composant ce récit. Le plus apparent est le désir d'expliquer son évolution. De là vient qu'il insiste tant sur des souvenirs d'enfance qui ne lui rappellent qu'« ombre, laideur, sournoiserie », qu'il prolonge la description de cet « état larvaire » où cependant il acquit le sens du mystère, la certitude dune douloureuse volupté plus puissante que la décence. Dans une vie irrégulière, malgré cette éducation rompue, Gide se formait peu à peu, avec son goût pour l'histoire naturelle, sa passion pour la musique, sa recherche des amitiés mystiques, son indéracinable amor fati. Les premiers tressaillements de sa conscience l'avaient préparé à reconnaître ce qu'il nomme alors « le secret de [232] sa destinée » : un amour pour sa cousine Emmanuelle dont la détresse avivait sa dévotion ; nonobstant un refus qu'il n'accepta pas de tenir pour définitif, malgré l'initiation sensuelle que lui apporta son voyage en Afrique du Nord, il persista dans sa volonté d'épouser Emmanuelle. Le troisième volume de Si le grain ne meurt se termine sur leurs fiançailles : le voici homme fait et artiste éprouvé. Car il avait aussi traversé l'épreuve d'un narcissisme dont, comme il le dit joliment, toutes les phrases qu'il écrivit alors « restent quelque peu courbées » : il en sortait ayant composé André Walter, préparant Paludes et Les Nourritures terrestres, ayant amassé des matériaux qui lui serviraient pour Amyntas, La Porte étroite, L'Immoraliste, La Symphonie pastorale et Les Faux-monnayeurs, livres sur la naissance desquels Si le grain ne meurt nous fournit de précieuses indications.

     Tels sont les principaux faits dans cette autobiographie. Ils ne nous sont point présentés dans un ordre chronologique : Gide explique dès son début qu'il groupe ses souvenirs moins selon le temps que dans l'espace, d'après les lieux qu'il évoque. De la même façon on peut dire qu'en se racontant il se reconstruit. Je n'entends pas suggérer qu'il se livre à un travail d'idéalisation ; bien au contraire, sa haine de l'indulgence le conduit souvent à chercher dans le passé des armes contre lui-même. Mais il est naturellement obligé d'extérioriser son identité intime, de souligner dans des incidents enfantins les origines de cette « impuissance à me justifier..., sorte de résignation dédaigneuse » qui lui apparaît un des traits de son âge mûr. Lui-même avoue ne pouvoir, dans certaines dissimulations de jadis, démêler la part du mensonge et celle de la maladie nerveuse. Ceci nous ramène à l'idée que seule la création résoudra ces incertitudes. Gide a raison d'observer que les influences contradictoires qui l'assaillaient le contraignirent à l'oeuvre d'art, unique terrain où il pût réaliser leur accord. Écrivain, il note que son dégoût des succès faciles et des louanges impertinentes, sa « morosité naturelle » et un impérieux besoin d'équilibre l'ont toujours immédiatement rejeté vers le genre le plus opposé à celui où on le félicitait d'avoir réussi. Il le proclame comme une devise : je ne peux rien affirmer qui ne soulève en moi la revendication du contraire ». L'auteur d'André Walter n'avait pas compris, déclare-t-il, la force souveraine du récit bien fait et que l'art ne respire librement que dans le particulier ; il avait rêvé de le soustraire aux contingences. Par réaction, il entreprit dans les Nourritures, l'apologie de l'unique, de l'irremplaçable. Il conte encore, à propose de Paludes, qu'il ne parvint à fuir son « estrangement » qu'en s'en délivrant par une peinture ironique. Ce jeu d'influences et de contre-influences, il en faut tenir compte pour lire Si le grain ne meurt. Dans le second volume, par exemple, il décrit un de ses camarades d'adolescence, cet Armand qui servit de modèle pour un personnage des Faux-monnayeurs : ce portrait [233] fouillé est celui d'un véritable possédé français. Or Gide avait quatorze ans lorsqu'il le connut : ne le reconstruit-il pas un peu à la lumière de Dostoïevski ? Ce n'est pas faire injure à sa sincérité que d'en signaler le caractère essentiellement artistique et méditatif.

     D'aucuns ont ajouté : tendancieux, et l'en ont aussitôt blâmé. La critique s'est en effet accoutumée à disséquer des cadavres : le jour où l'homme vivant s'offre à son scalpel, elle hésite et biaise. Pourtant là où l'auteur a dépouillé toute hypocrisie, il serait absurde de se laisser arrêter par une honte, vraie ou fausse. Dans la plupart des oeuvres de Gide on devinait une obsession. Comme il le remarque, le sujet d'André Walter était déjà le problème de la chair, le retour au « vice » de son enfance par répugnance instinctive et puritaine pour la solution ordinaire. Cette fois, il décrit sans fard ses plaisirs solitaires, puis ses enivrements partagés avec de jeunes amants. On aurait tort, je pense, de ne point le croire lorsqu'il dit qu'il a toujours tenu la feinte pour provisoire et compris la nécessité d'amener tout cela au grand jour : en le faisant, il ne cède pas un accès d'exhibitionnisme, ni à ce besoin de se violenter qu'il relève dans son caractère. A mon sentiment, il s'agit ici -- pour paradoxal que semble le terme -- en moraliste, en apôtre d'une doctrine que ces expériences contribuèrent à affermir dans son esprit.

     Aussi, dès la première page, ils évoque les jeux sexuels de deux bambins et s'en explique : « je ne puis dire si quelqu'un m'enseigna ou comment je découvris le plaisir ; mais, aussi loin que ma mémoire remonte en arrière, il est là. » Pourtant ce plaisir positif a sa contre-partie négative : dès l'enfance, il hait la chair de la femme ; ses thèmes de jouissance ne furent pas des sensations voluptueuses, mais des images de saccage et, déjà, de transformation. Longtemps il n'a connu, à travers ses « mauvaises habitudes », que le plaisir solitaire et inconscient ; un petit Arabe lui découvrira la plénitude de la joie du corps. La double possession de Meriem et Mohammed lui fera constater une dissociation plus profonde encore entre l'acte charnel et l'appel sensuel au point qu'en diverses circonstances le premier aboutira pour lui à un échec. Cela n'importe plus guère, car il a trouvé sa vérité. Son départ pour la Tunisie et l'Algérie était l'hommage à un idéal classique de beauté qui lui semblait la négation de son idéal chrétien : voici qu'il commence à les réconcilier dans une vision nouvelle. Dans les bras de Mohammed il ressent le plaisir complet, une extase multipliée, avec, à son terme, une espèce d'allègement lumineux. Il n'est nullement sacrilège de dire que son mysticisme y retrouve la même ferveur qui suivit sa première communion, « une sorte d'état séraphique, celui-là même, je présume, que ressaisit la sainteté. »

      Gide est donc parfaitement véridique lorsqu'il affirme dans son évolution une continuité : elle réside dans ces « suffocations profondes », moments où [234] l'être se transcende, ravissements lyriques provoqués aussi bien par la religion que par l'art, griseries sensuelles ou détentes de son exaltation puritaine. Son « inhabileté foncière à mêler l'esprit et les sens » l'a conduit à formuler une antithèse, à dissocier le plaisir et l'amour. Même sa communion avec Emmanuèle dans la poésie musicale, les chefs d'oeuvre grecs, la Bible et surtout l'Évangile l'incita encore à accentuer ce divorce entre l'âme et la chair ; il put sans contradiction nourrir le début d'André Walter de ces émotions troubles en maintenant au centre de tout son amour idéal. On conçoit qu'il ose à présent, ayant médité William Blake, comparer ses fiançailles avec sa cousine à un autre mariage du ciel et de l'enfer. Car, aujourd'hui qu'il lit plus clairement dans sa destinée, il n'y nie plus l'intervention d'un autre acteur : « le diable me guettait, dit-il à la fin du premier volume. Tardivement identifié, l'Autre est entré en scène dès le début : les jours où Gide est prêt à l'accueillir, il l'entend rire de ses nobles révoltes, du temps où il nommait vertu son indifférence aux provocations professionnelles des courtisanes. Mais ce manichéisme n'est pas son dernier mot.

     Plus encore qu'au diable, en effet, l'auteur de Si le grain ne meurt croit en un Dieu qui concilie tout : en Christ lui paraît se résorber l'antique conflit de Dionysos et d'Apollon. Dieu, si l'on ose dire, serait pour lui ce classicisme qui s'édifie sur un romantisme dompté. Mais avec Blake il accuse les églises d'avoir trahi leur maître ; il nous prévient qu'il a écrit de nombreuses pages d'un ouvrage intitulé Le Christianisme contre le Christ.. Son véritable but fut toujours la recherche d'une harmonie totale ; il voulut à la fois la joie et la justification de cette joie. Ce fils prodigue fut chassé de la maison paternelle par son opposition entre sa nature et la morale qu'on lui enseignait comme la vérité chrétienne. Peu à peu il se convainquit que les contraintes imposées par les prêtres ne furent pas exigées par Dieu, qu'elles demeurent humaines, impies, et contredisent le divin vouloir. C'est pourquoi il a fui au désert pour y retrouver le Père en qui s'efface toute dualité. Voilà l'évangile que prêche en définitive André Gide, affirmations entrecoupées de doutes, d'ironie, de retombements, conclusions toujours provisoires. Si elles se durciraient en dogmes, il lui faudrait prendre parti, se déclarer artiste pur ou simple disciple de Dostoïevski. Sa grandeur originale reste cette alliance de certitudes et d'inquiétude dont Si le grain ne meurt retrace la genèse avec une singulière hardiesse et une lucidité plus rare encore.

Repris dans le BAAG, n° 50, vol. IX - XIVème année, avril 1981, pp. 230-4.

Numérisation : Bernard MÉTAYER, pour l'Atag, août 1999

 

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